L'Algérie de retour aux urnes

By Michaël Béchir Ayari, International Crisis Group, 11 juin 2021


Le chef de l’Etat algérien, Abdelmadjid Tebboune, a convoqué des élections législatives anticipées qui se tiendront le 12 juin. Dans ce Q&A, l’expert de Crisis Group Michael Ayari explique pourquoi ce scrutin pourrait marquer l’entrée dans une nouvelle phase d’instabilité.

 

Le 12 juin 2021, les Algériens sont appelés aux urnes dans le cadre d’élections législatives anticipées. Quels sont les enjeux de ce scrutin ?


Le 21 février 2021, le chef de l’Etat, Abdelmadjid Tebboune, a dissout l’Assemblée populaire nationale (APN) et, le 11 mars 2021, fixé la date d’un scrutin anticipé au 12 juin 2021. Tebboune a notamment présenté cette élection comme l’opportunité d’ouvrir les portes de l’Assemblée à la jeunesse algérienne. La voie répressive dans laquelle s’est engagée la présidence de la République en amont de ces élections montre que les enjeux sont importants.

La présidence semble considérer le changement de physionomie politique du parlement comme l’une des clés de voute, au même titre que la constitution de décembre 2020, du nouvel édifice institutionnel qu’elle tente de bâtir en réponse au mouvement de contestation citoyen, le hirak. Ce mouvement, largement pacifique, est né en février 2019 à la suite de l’annonce de la candidature du président Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat. Il est uni par son rejet de la feuille de route du pouvoir et ses slogans antisystèmes, même s’il présente une certaine diversité idéologique et politique.

Dans un premier temps, l’Assemblée qui émergera de ce scrutin sera sans doute fragmentée. Il est très probable que beaucoup de citoyens s’abstiennent, votent blanc, ou boudent les deux formations qui dominent la majorité parlementaire depuis 1997, le Front de libération national (FLN) et le Rassemblement national démocratique (RND). Certains se rabattront certainement sur les nombreuses listes indépendantes, du moins celles qui ne sont pas proches des partis politiques en lice, ainsi que sur les formations islamistes dites « du système », c’est-à-dire prêtes à accepter les lignes rouges définies par le pouvoir, tel le Mouvement de la Société pour la Paix (MSP). Les partis de gauche traditionnellement présents au parlement, y formant une minorité, ont boycotté le scrutin et ne seront donc pas représentés.

Selon un scénario probable, les forces politiques issues de ce scrutin pourraient se regrouper et former une coalition dont l’objectif serait de perpétuer le système. Celle-ci donnerait naissance à une large majorité au sein de laquelle, conformément à la constitution de 2020, le président de la République choisira un chef de gouvernement. Ce dernier tentera de mettre en place un gouvernement d’union nationale, censé parachever les réformes libérales, en particulier celles prévues par la constitution, comme l’amélioration de la liberté d’expression et d’organisation politique et associative sur fond de lutte contre la corruption. Du point de vue du pouvoir, ces réformes répondraient ainsi aux préoccupations du hirak « authentique » et « béni », c’est-à-dire celui qui accepte le dialogue avec les autorités et rejette les extrêmes : séparatistes du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), islamistes du mouvement Rachad, criminalisés depuis le 18 mai 2021, et associations et formations politiques qui militent pour l’avènement d’un « Etat de droit démocratique » par l’élection d’une Assemblée nationale constituante.

Néanmoins, nombre de sympathisants du hirak considèrent que le pouvoir aurait dû faire les choses dans l’ordre. Selon eux, avant de rédiger une nouvelle constitution, certes un peu plus libérale que la précédente, et de convoquer deux fois les électeurs pour entériner sa feuille de route, il aurait dû donner des gages sérieux de rupture avec le régime de Bouteflika. Les autorités auraient dû montrer au préalable, dans les faits, qu’elles avaient renoncé aux pratiques héritées du passé et qui sont au cœur des revendications du hirak. Ces pratiques ont néanmoins perduré : arrestations d’activistes et répression des manifestations de rue, instrumentalisation de la justice, clientélisme électoral, pesanteurs bureaucratiques, opacité dans les prises de décision, influence politique de la hiérarchie militaire, restrictions des libertés publiques et désignation de boucs émissaires extérieurs et intérieurs censés mettre l’Etat en danger.

La crédibilité des élections et des nouveaux représentants du peuple pourrait être fortement remise en question, d’un côté par les « hirakistes » et les forces politiques qui seront marginalisés au sein de la nouvelle configuration parlementaire. De l’autre, elle le serait par les millions de citoyens qui se seront abstenus, ou auront voté blanc pour protester contre le maintien du statu quo, comme ils l’ont fait lors de l’élection présidentielle de décembre 2019.


Ce scrutin risque-t-il de marquer l’entrée dans une nouvelle phase d’instabilité ?


Il est peu probable que ce scrutin déclenche de sérieuses violences électorales, vu le manque d’intérêt des citoyens pour la campagne électorale et la position relativement attentiste des « hirakistes » et des partis de l’opposition de gauche. Les premiers peinent à exprimer avec virulence leur refus des élections, en raison notamment du durcissement sécuritaire, et ne semblent pas vouloir recourir à des modes d’action plus violents que les marches hebdomadaires. Les seconds se contentent d’appeler au boycott, sans se livrer à de la surenchère politique, comme lors des cinq derniers scrutins législatifs, où ils avaient dénoncé, par exemple, les « fraudes préélectorales » ou bien « l’argent sale », ou insisté sur le rôle politique très marginal du parlement.

En revanche, les contradictions entre l’ampleur des défis auxquels le pouvoir est confronté et le mélange, plutôt classique, des mesures répressives et de cooptation de l’opposition qu’il utilise, pourraient éclater au cours des mois qui suivront ce scrutin et aboutir à une instabilité politique et économique. Sur le plan politique, le bilan des élections pourrait révéler une abstention massive ou un taux de participation gonflé artificiellement, ce qui entacherait la crédibilité du scrutin. Bien qu’il soit probable que les formations politiques élues se regroupent, le risque existe que la fragmentation du parlement rende difficile la formation d’une majorité parlementaire. L’accroissement important du nombre de députés issus de l’islam politique pourrait renforcer la polarisation identitaire. Les mouvements de revendication corporatistes qui tendent à se multiplier (militaires, magistrats, avocats, journalistes, enseignants, personnels de santé, employés du secteur de l’énergie, etc.) pourraient fusionner avec le hirak. Celui-ci pourrait refuser le résultat des élections et reprendre ses marches hebdomadaires à Alger – interrompues lors des quatre dernières semaines, en raison des contrôles policiers et du verrouillage du centre-ville – une fois que les forces de l’ordre auront relâché leur vigilance, par épuisement. A la suite de ce regain de tensions sociales, les conflits portant sur la gestion de ces tensions pourraient s’accroitre au sein de la hiérarchie militaire et des services de renseignements.

Sur le plan économique, vu la baisse du taux de change et l’augmentation conjoncturelle du prix des matières premières à l’échelle internationale, l’inflation pourrait monter. L’actuelle crise de liquidités s’approfondirait et de nombreux produits de première nécessité et biens de consommation pourraient venir à manquer. Pour éviter de creuser le déficit public, il est possible que le gouvernement révise les subventions étatiques de manière trop brutale, notamment dans le domaine de l’énergie. Le contrecoup économique de la pandémie de Covid-19 pourrait entrainer des faillites d’entreprises en chaine, sans compter que les citoyens pourraient ne plus supporter les mesures de confinement et les limitations des déplacements vers l’Algérie et en dehors, ce qui alimenterait les frustrations sociales.

Sur le plan sécuritaire, dans le sillage de la voie répressive sur laquelle le pouvoir s’est engagé en amont de ce rendez-vous électoral, les forces de l’ordre pourraient commettre de nouvelles bavures policières et poursuivre les arrestations dans les rangs des journalistes, des « hirakistes », des sympathisants du MAK, de Rachad et des associations de promotion de la démocratie et des droits humains.


Le pouvoir peut-il éviter un scénario de cet ordre ?


Le pouvoir peut parvenir à faire taire les dissidences en jouant sur la peur d’un retour aux violences de la décennie noire – la période du conflit entre le gouvernement militaire et les groupes islamistes armés qui a fait entre 100 000 et 200 000 victimes entre 1991 et 2002. S’il veut que la stabilité se maintienne, il doit faire en sorte que cette élection se déroule sans trop d’incidents, fermer la parenthèse de cette phase répressive préélectorale et entamer un dialogue national, notamment avec les associations investies dans le hirak et les partis d’opposition qui ont boycotté le scrutin.

Ce dialogue devrait être suivi de sérieuses réformes économiques, peu couteuses sur le plan social, impliquant notamment de dynamiser le secteur privé, de simplifier les procédures administratives et de développer le tourisme et les énergies renouvelables. Parallèlement, le gouvernement devrait procéder à des réformes politiques qui permettraient de réduire la crise de confiance entre les citoyens et les institutions, notamment en garantissant une non-ingérence du pouvoir dans l’appareil judiciaire. Mais, pour que cette stratégie réussisse, les militants du hirak et les perdants de ce scrutin devraient accepter de modérer temporairement leurs critiques du système au nom du sauvetage de l’Etat et du maintien de la paix civile, ce qui est loin d’être acquis.

 

 

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