Par Noureddine Sefiani, Rabat, 04 June 2023
Une récente étude de Goldman Sachs[1] a introduit la notion de: “swing states”[2] dans une étude en géopolitique, alors que celle-ci est connue pour être utilisée en politique intérieure américaine à propos des États dont le vote va faire la différence pour le choix à la présidence du candidat démocrate ou républicain. Cette étude devrait interpeller les décideurs au Maroc non seulement à cause du classement du Maroc dans cette nouvelle catégorie géopolitique mais également et surtout à cause de l’emploi d’un autre mot. Nous y reviendrons plus loin avec plus de détails.
Selon Jared Cohen,l’auteur de cette étude,les Etats-Unis et la Chine sont les deux superpuissances qui comptent actuellement et vont peser davantage dans le futur sur l'avenir du monde. La Russie est considérée par l’analyste comme ne possédant pas une assise économique et technologique suffisante pour prétendre au même rôle. Sa puissance militaire lui permet seulement de jouer un rôle de nuisance. La véritable lutte pour le leadership se situerait plutôt entre les deux géants susmentionnés.
Face à cette nouvelle configuration, l'immense majorité des autres Etats ne peuvent que subir les décisions prises par les deux grands. Toutefois une petite minorité d'États, appelés pour la circonstance, “Swing States” disposent de quelques atouts pour influer éventuellement sur le cours des événements. L’auteur les classe en quatre groupes dépendant des moyens dont chaque catégorie dispose:
1-la première dont fait partie le Maroc est constituée par les États qui disposent d'un avantage concurrentiel dans un aspect critique des chaînes d’approvisionnement mondiales. Le dit avantage concurrentiel s’explique pour le Maroc du fait qu’il dispose de plus de 70% des réserves mondiales de phosphates. L’autre atout est le fait que notre pays joue un rôle de pont essentiel entre les mondes arabe et africain.
2-la deuxième catégorie est constituée par les États qui sont des lieux uniques pour accueillir le nearshoring, l’offshoring ou le friendshoring. La définition de l’offshoring est connue. Par contre le nearshoring et friendshoring sont deux notions nouvelles. Le nearshoring consiste à modifier les sources d’approvisionnement à partir de marchés lointains pour les remplacer par des fournisseurs beaucoup plus proches géographiquement. Par contre le friendshoring consiste à s'approvisionner à partir de fournisseurs avec lesquels des relations de confiance ont été établies permettant un approvisionnement sûr et sécurisé.[3]
3-la catégorie suivante est relative aux États qui disposent d’un surplus énorme de capitaux et qui sont disposés à les utiliser partout dans le monde.
4-le dernier groupe est formé par les États qui possèdent des économies développées et des leaders qui ont une vision globale qu’ils essaient de mettre en oeuvre compte tenu de certaines contraintes.
Ceci étant, les caractéristiques des “Swing States” sont les suivantes: il s’agit de pays relativement stables qui poursuivent des objectifs indépendants par rapport à Washington ou Pékin, et qui ont la volonté et la capacité de les concrétiser. De même qu’ils font preuve de dynamisme, de stratégie et sont plus exigeants dans leurs relations avec chacune des deux grandes superpuissances. Souvent ils choisissent la stratégie de l’alignement multiple (multiple alignment) , ce qui les rend imprévisibles et leur rôle devient essentiel dans la compétition entre superpuissances. Face au pouvoir que possèdent les “Swing States” la Chine et les Etats-Unis ne disposent que de moyens limités d’action. La seule option à leur disposition est soit de courtiser les dits Etats soit carrément de les contrecarrer.[4]
C'est donc le mot “contrecarrer” qui doit interpeller les décideurs au Maroc. Cela s'avère d’autant plus nécessaire, que l’histoire des pays du Moyen-Orient est suffisamment éloquente sur les convoitises et les multiples interventions que la possession d’une matière première stratégique entraîne.[5] Philippe Hugon va jusqu'à affirmer qu ' “un État détenteur de ressources naturelles a neuf fois plus de risques d'être le théâtre de conflits armés qu’un État non pourvu”.[6] Par ailleurs, dans les pays occidentaux les lobbies ont également leur mot à dire. A noter à cet égard, les mesures prises par les autorités américaines à l'encontre de l’O.C.P suite au lobbyisme intense exercé par la société américaine Mosaic productrice de phosphates en Floride. Celle-ci avait saisi le département américain du commerce en juin 2020 arguant de concurrence déloyale par l’Office Chérifien des Phosphates (O.C.P).[7]Ceci lui a permis d’obtenir en Mars 2021, l’imposition d’une surtaxe douanière sur l’importation d’engrais en provenance du Maroc.En Juin 2021, l’O.C.P a fait appel de cette décision auprès de la Commission Internationale du Commerce (International Trade Commission:I.T.C)[8] A noter que cette surtaxe a été instaurée, bien que les produits marocains étaient vendus moins chers et sont appréciés pour leur qualité, par les agriculteurs américains.
Face à cette situation quelles sont les options dont disposent les “Swing States” notamment le Maroc pour garder leur autonomie et éviter de subir les foudres de l’une ou l’autre des deux superpuissances?
La mesure évidente à prendre d’urgence c’est d'établir une feuille de route définissant de manière précise les risques qu’encourt le Maroc en raison de son statut de “Swing State” et les moyens lui permettant d'éviter le pire. Il s’agit là incontestablement d’une question primordiale de sécurité nationale. Le futur Conseil Supérieur de Sécurité (C.S.S) prévu par la Constitution de 2011 devrait la traiter en priorité, encore faut-il qu’il soit créé.[9] L’autre option serait de créer une commission ad-hoc pour traiter de cette question qui comprendrait outre l’O.C.P des représentants des principaux départements concernés notamment les Affaires Étrangères, la Défense, l'économie et le Commerce.En attendant la concrétisation de l’une ou l’autre de ces deux possibilités il serait peut être souhaitable de prendre en considération les données suivantes:
D’abord au niveau de la forme, il serait souhaitable de suivre une stratégie de communication intelligente qui évite les déclarations tonitruantes sur la puissance réelle ou supposée du Maroc dans le contrôle du marché mondial des engrais[10]. Il y aurait lieu de s’inspirer de l’exemple chinois qui pendant plusieurs décennies clamait haut et fort que la Chine est un pays en voie de développement, proche du groupe des 77 jusqu'à ce que la Chine est parvenue à devenir l'hyper puissance économique qu’elle est actuellement. Il faut savoir rester humble par nécessité et éviter d’attirer inutilement l’attention sur notre pays et surtout faire passer des messages rassurants au maximum quant à nos intentions concernant notre gestion des deux produits stratégiques que sont les phosphates et les engrais[11]. Aucun doute aussi minime soit-il ne devrait être suscité à ce sujet notamment par le biais d’une communication maladroite. Heureusement que la gestion actuelle suivie par l’O.C.P est sage et rassurante à l'égard de nos partenaires allant jusqu'à offrir des prix de faveur et des dons aux pays du Sud, notamment aux pays frères africains. Notre narratif actuel met l’accent sur la coopération sud-sud, notamment interafricaine. Il conviendrait peut-être de l’enrichir en affirmant que le Maroc veut du bien à toute l'humanité par son offre d’engrais de qualité, accessibles à des prix abordables aussi bien pour le paysan du sud que pour l’agriculteur européen ou américain au nord.
Au delà de l’aspect communication d’autres mesures pourraient être utiles en particulier:
-la création d’un registre central pour consigner tout ce qui se dit ou est publié concernant les phosphates ou les engrais aussi bien dans les médias mais également et surtout par les hommes politiques, les partis politiques, les institutions officielles (Gouvernements et parlements) mais aussi les différents think-tanks de par le monde. L’objectif étant de détecter tout signe précurseur ou annonciateur de futures mesures qui pourraient être prises à l'encontre des intérêts du Maroc.
-développer avec les deux superpuissances des relations tous azimuts dans d’autres secteurs importants, créant des liens et des intérêts réciproques qui freineraient ou à tout le moins amèneraient à réfléchir à deux fois devant tout désir ou velléité de “contrecarrer” le Maroc notamment par des moyens violents.
Ce sont là quelques pistes de réflexion qui pourraient être explorées, la véritable étude sur cette question stratégique relève du travail d'équipe et devrait être entamée par un organisme approprié qui pourrait être l’un des deux organismes cités plus haut.
Notes
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[1] “The rise of geopolitical swing states” rédigé par Jared Cohen, publié le 15 Mai 2023
[2] Expression qui peut être traduite comme : “État balançoire, État bascule ou État-pivot”
[3] Pour plus détails voir Brice Armel Simeu: “ Reshoring, nearshoring et friendshoring : la politique commerciale des États-Unis à l’offensive du contrôle des chaînes de valeur des semi-conducteurs” Institut d'études internationales de Montréal. Volume 16, numéro 3, 15 Mai 2023.
[4] Sic “They will either court or thwart”
[5] Voir Philippe Recacewicz: “Un demi-siècle de guerres et d'interventions étrangères”. Le Monde diplomatique Mars 2003.
[6] Philippe Hugon “Le rôle des ressources naturelles dans les conflits armés africains” Revue Hérodote 2009/3 No 134, pages 63 à 79.
[7] Taha Mebtoul “US investigate unfair subsidies claim on Moroccan phosphates fertilizer”. Morocco World News, July 18, 2020
[8] Estelle Maussion: “Morocco: Will OCP fightback against U.S company Mosaic succeed?” July 13,2022. The Africa report.
[9] Noureddine Sefiani:”Réflexions sur le futur Conseil Supérieur de Sécurité du Maroc” in Police Magazine No 87 Avril 2012. Du même auteur “Morocco’s Supreme Council for Security” in Academia.edu
[10]Une vidéo mise en ligne par le site Savoir Plus, qui a beaucoup circulé, est même allée jusqu'à affirmer que le monde sera contrôlé par un pays africain à savoir le Maroc.
[11] Quand une vidéo néfaste, comme celle citée précédemment apparaît, il faut immédiatement la contrecarrer pas nécessairement directement, ce qui lui ferait de la publicité, mais plutôt en inondant les réseaux par des messages positifs et rassurants sur les intentions du Maroc.
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Noureddine Sefiani
Twitter:@AmbSefiani