Le tournant souverainiste au Mali : ajuster la trajectoire
International Crisis Group, 03 decembre 2024
Depuis 2021, les autorités maliennes ont fait du souverainisme le moteur d’une politique de rupture dans les domaines sécuritaire, diplomatique et économique. Elles peinent cependant à répondre aux attentes des populations, faute de ressources et de solutions durables aux problèmes sécuritaires. Le régime devrait explorer la voie d’un souverainisme plus équilibré.
Que se passe-t-il ? Depuis leur arrivée au pouvoir en 2021 après un double coup d’Etat, les autorités maliennes ont initié un tournant souverainiste qui transforme la politique intérieure et les relations extérieures du pays. Elles ont rompu avec de nombreux partenaires étrangers, dont la France, ainsi qu’avec le modèle démocratique en place depuis les années 1990.
En quoi est-ce significatif ? Ce tournant suscite l’espoir parmi des populations avides de changement. Mais faute de moyens financiers et de solutions durables aux problèmes sécuritaires, les autorités peinent à répondre efficacement à ces attentes, risquant d’entraîner le pouvoir dans une spirale autoritaire.
Comment agir ? Pour conserver leur soutien populaire, les autorités maliennes devraient procéder à un triple ajustement : investir dans les secteurs sociaux trop longtemps éclipsés par les dépenses militaires, apaiser les relations avec les principaux partenaires financiers, en particulier occidentaux, et promouvoir une vision plus inclusive du souverainisme.
Synthèse
Arrivées au pouvoir en 2021 après un double coup d’Etat, les autorités de transition maliennes ont fait du souverainisme le moteur de leur action politique. Alliant nationalisme et références au panafricanisme, elles entendent restaurer l’autonomie d’action de l’Etat, mise à mal, selon elles, par une décennie d’ingérence étrangère incapable de régler la crise politique et sécuritaire. Grâce aux réseaux sociaux et face à une population jeune ayant perdu foi en ses élites, cette approche a permis au pouvoir de jouir d’une forte adhésion populaire. Elle a aussi conduit le pays à opérer de profonds changements économiques, sécuritaires et diplomatiques, s’éloignant de partenaires historiques, dont la France.
Mais ce tournant présente aussi de sérieux risques. En se coupant d’importants bailleurs de fonds, le régime se prive de ressources, tout en justifiant une dérive autoritaire au nom de l’intérêt national. Pour répondre aux attentes des Maliens, les autorités devraient explorer la voie d’un souverainisme plus équilibré, en réinvestissant dans les secteurs sociaux et en apaisant les relations avec les partenaires occidentaux et régionaux.
Le discours souverainiste puise sa force actuelle dans un double mécontentement de la population malienne. D’une part, contre les élites politiques au pouvoir depuis les années 1990, perçues comme largement corrompues et soumises aux influences extérieures, et accusées d’avoir sapé la démocratie malienne. D’autre part, contre l’incapacité – en dépit de leurs promesses et de plus de dix années de présence sur le terrain – des forces internationales à freiner la détérioration constante de la situation sécuritaire depuis 2013, et notamment la progression des groupes jihadistes. Surfant sur ce double rejet, les idées souverainistes ont gagné en influence parmi les Maliens, notamment auprès des jeunes, portées par le développement sans précédent des réseaux sociaux.
Le souverainisme influence en profondeur les politiques gouvernementales actuelles. Les autorités ont d’abord repris en main les dossiers sécuritaires, démantelant l’architecture internationale mise en place sous l’impulsion de la France et établissant de nouvelles alliances, y compris avec la Russie. En novembre 2023, la reprise de la ville de Kidal, bastion des groupes armés séparatistes, a été l’un des résultats militaires les plus concrets du virage souverainiste.
Dans le domaine diplomatique, le pouvoir a aussi pris ses distances avec de nombreux partenaires, régionaux et occidentaux, annonçant notamment, conjointement avec le Niger et le Burkina Faso, son retrait de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), la principale organisation régionale ouest-africaine. Sur le plan économique, les finances publiques se passent désormais d’une grande partie de l’aide occidentale.
Plus qu’un simple discours, ce positionnement de l’Etat malien transforme le pays. Il canalise la profonde aspiration au changement de la population, nourrissant l’espoir et de fortes attentes envers les dirigeants. Les militaires ont bien saisi le potentiel de ce mouvement d’opinion. Ils ont développé des liens étroits avec de grands influenceurs sur les réseaux sociaux – les « vidéomans » – qui diffusent des messages souverainistes en bamanakan, la langue la plus parlée au Mali, auprès de millions d’abonnés. Si l’implication d’acteurs soutenus par la Russie est indéniable, elle joue surtout un rôle d’amplificateur sur un paysage politique et médiatique d’abord façonné par des dynamiques locales.
Mais le virage souverainiste présente aussi de sérieuses limites. En matière de sécurité, les efforts sont réels mais n’ont pas endigué le conflit ; ils ont même relancé les affrontements avec les groupes séparatistes signataires de l’accord de paix de 2015. La dégradation des liens diplomatiques avec de nombreux partenaires et le rapprochement avec la Russie risquent également de faire passer le Mali d’une dépendance à une autre, tout en l’exposant au piège de l’isolement progressif.
Au niveau économique, même si les comptes publics affichent un budget en hausse, la diminution de l’assistance occidentale contraint l’Etat à concentrer ses ressources sur les dépenses de fonctionnement, pesant sur sa capacité à investir dans les secteurs sociaux. Et alors qu’elles peinent à produire les changements tant espérés par la population, les autorités répondent par un resserrement autoritaire, ciblant notamment les droits civils et politiques, au risque de glisser vers un régime de plus en plus répressif.
Les autorités maliennes ne doivent pas se tromper sur les aspirations réelles de leurs populations en matière de souveraineté. Si la rupture avec certains partenaires européens a servi de force mobilisatrice, elle ne suffit pas à répondre aux besoins des Maliens, en attente d’une société plus juste et pacifiée permettant l’accès à des services de base et à des opportunités économiques. Sans progrès réel dans ces domaines, les autorités pourraient bientôt se retrouver dans une impasse. Celle-ci risque de leur faire perdre le soutien populaire qui leur a permis, jusqu’à présent, de se maintenir au pouvoir sans consultation électorale.
Pour éviter une telle situation, les autorités maliennes devraient considérer l’adoption d’une version rééquilibrée du virage souverainiste. Cela pourrait passer par trois grandes séries de correction. Les autorités devraient d’abord rééquilibrer les dépenses publiques au profit des secteurs sociaux essentiels, notamment la santé et l’éducation. Pour pouvoir fournir de tels services, l’Etat malien devrait aussi faire les compromis nécessaires pour renouer avec les principaux partenaires financiers, y compris européens, qui peuvent l’aider à réaliser de grands investissements au bénéfice des populations. Les autorités devraient enfin enrayer les discours de haine et la dérive autoritaire actuelle en favorisant une plus grande cohésion sociale par le dialogue, y compris avec les représentants des groupes armés.
De leur côté, les partenaires internationaux, y compris européens et régionaux, ont également un rôle à jouer pour aider à ajuster la trajectoire de la transition malienne : au lieu de rejeter ce tournant souverainiste, ils devraient chercher à identifier de possibles convergences d’intérêts. Pour éviter de subir un jour un sort similaire à la France, la Russie pourrait, de son côté, encourager les autorités maliennes à explorer des solutions non militaires à la crise sécuritaire. Le Mali joue un rôle crucial dans la stabilité de la région sahélienne et, plus largement, ouest-africaine. Il est vital de continuer à accompagner le pays et sa population, durement éprouvés par plus d’une décennie de crises politiques et sécuritaires, sur le chemin d’une paix durable.
Bamako/Dakar/Bruxelles, 3 décembre 2024
Pour le texte integral et des notes , visiter: https://www.crisisgroup.org/sites/default/files/2024-12/315-tournant-souverainiste-au-mali_1.pdf
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The opinion expressed in this paper is that of the author and does not necessarily reflect that of CEMAS Board.